17
Big Dream venait de vivre sa journée la plus sombre depuis la mort de sa femme. Sa fille chérie était partie. Par sa faute.
Bien sûr, Sarah lui avait mal parlé. Mais c’était encore une enfant. Elle avait réagi avec violence car elle avait été blessée par l’intrusion de son père dans sa vie privée.
Et Big Dream avait riposté avec la même violence.
Il était furieux de n’avoir su maîtriser sa colère.
Longtemps, il resta immobile, assis sur ses talons, au centre du tapis qui représentait le mandata, le labyrinthe sacré qui abritait le Grand Frère, puis il se leva et alla chercher la sacoche de peau de daim qui contenait le tabac à rêver. Il décrocha la longue pipe qui lui venait de son père et l’emplit avec soin.
Il allait tenter d’entrer en contact avec le Français, comme il l’avait fait autrefois avec Reg. Il savait qu’en agissant ainsi, il outrepassait la mission du rêveur qui était d’interpréter un songe prémonitoire et non de chercher à influencer le comportement d’un individu.
Big Dream réglerait plus tard ses comptes avec Wakan Tanka. Pour le moment, rien au monde n’était plus important que le bien-être de Sarah.
Il s’allongea. Le coussin calé sous sa nuque, il approcha la flamme du fourneau, aspira une profonde bouffée de peyotl, puis il ferma les yeux.
L’herbe à rêver l’emmena bientôt dans le grand voyage à travers les nuages. Il arriva au-dessus de Paris et suivit la Seine, puis il pénétra dans la chambre où il avait vu Sarah. L’homme était couché dans son grand lit face au dreamcatcher. Il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Big Dream sentit sa tristesse.
Et, comme il l’avait fait autrefois pour son buddy, Big Dream lui envoya un signal.
Lorsque les effets du peyotl se dissipèrent, l’Indien resta longtemps immobile, le visage couvert de sueur. Il entendait résonner chaque battement de son cœur au fond de sa poitrine. Ses rêves le fatiguaient de plus en plus. C’est là qu’il se rendait compte à quel point il était usé ! Mais il se sentait heureux. Il n’était pas loin du but et, bientôt, il pourrait s’endormir pour le long voyage au pays de la nuit sans rêve où il retrouverait ses fiers ancêtres et les grands troupeaux de bisons sous la lune.
Il frémit en imaginant la réaction de Sarah si elle savait que son père était entré en contact avec son Français, puis il sourit : un jour, peut-être l’apprendrait-elle, et elle comprendrait alors que son vieux père n’avait agi que pour son bien…
Big Dream fut pris d’une irrépressible envie de voir sa fille.
Il savait qu’elle était allée se réfugier auprès de David et Trisha, les amis fidèles, les confidents. Depuis la mort de Véronique, Trisha tenait le rôle de mère de substitution.
Plusieurs fois, pour se faire un peu d’argent de poche, Sarah était allée lui donner un coup de main au Golden Nugget, et Big Dream avait esquissé une grimace lorsqu’il avait vu sa fille accoutrée d’une guêpière et de bas résille…
Il monta dans le pick-up. Il était prêt à faire une croix sur son orgueil, à oublier les paroles blessantes que Sarah avait prononcées.
« C’est une forme suprême de bravoure que de savoir pardonner », disait un vieux proverbe de sa tribu.
Dans la vieille Toyota qui brinquebalait sur la piste défoncée, Big Dream eut un rire silencieux à l’évocation des mâts couronnés des scalps de guerriers ennemis plantés devant les wigwams des ancêtres qui se transmettaient de génération en génération cette généreuse maxime… Pas étonnant que les hommes blancs ne soient jamais parvenus à cerner l’âme indienne !
Arrivé à Esmeralda, il eut du mal à trouver une place dans C. Street où les voitures étaient garées pare-chocs contre pare-chocs. Big Dream eut une pensée pour l’étrange destin de cette ville fantôme qui retrouvait une nouvelle vie après un siècle d’abandon.
Il resta plusieurs minutes immobile derrière le volant avant de descendre de la Toyota. Au moment de faire son entrée au Golden Nugget, il ressentait une certaine anxiété. Ce n’était pas de la peur. Non. La peur est un mot qui n’existe pas pour un Indien… Plutôt de l’appréhension à l’idée de se trouver face à face avec sa fille. Comment allait-elle l’accueillir ? Après tout, c’est lui qui l’avait jetée à la porte. Comme un imbécile incapable de se contrôler ! Si elle refusait de lui parler, tant pis pour lui. Il l’avait bien mérité. A lui d’assumer sa stupidité !
Il descendit du pick-up. Le piano bastringue de Ray attaquait : Goodbye, Little Darlin’, un vieux standard de la country qui avait fait pleurer trois générations de cow-boys.
Big Dream prit une profonde aspiration et poussa la porte du saloon. Il fut saisi par le brouhaha qui régnait dans la salle. Derrière le bar monumental, David, parfaitement à l’aise dans son numéro d’homme-orchestre, prenait les commandes, échangeait des boutades avec les consommateurs et initiait Sammy, l’ancien broker de Wall Street qui s’était fait la trogne de Butch Cassidy, à l’art subtil de faire glisser les verres d’une poussée suffisamment précise pour qu’ils s’arrêtent pile face à leurs destinataires.
Deux serveuses en guêpière zigzaguaient entre les tables, mais ce n’étaient ni Trisha ni Sarah.
Inquiet, Big Dream se fraya un chemin jusqu’au bar. Dès qu’il l’aperçut, David nota le visage soucieux de l’Indien. Il lui adressa un clin d’œil rassurant.
— Assieds-toi, lui lança-t-il, j’arrive.
Il ôta son tablier et le ceignit autour du ventre de l’ex-courtier promu barman principal.
Il cueillit une bouteille de Jack Daniel’s, passa sous le bar et vint rejoindre Big Dream. Il posa deux verres sur la table et versa le whisky.
— Ne t’inquiète pas, lui dit-il dans un sourire. Elle va bien.
Big Dream quitta son masque sombre. Il poussa un soupir.
— Elle vous a parlé de son Français ?
— Oui. Je crois qu’elle est amoureuse. Trisha est de mon avis.
Big Dream hocha la tête.
— Lui aussi, il l’aime. Il est triste. Il n’arrête pas de penser à elle.
David ouvrit un œil rond.
— Comment sais-tu cela ?
Big Dream esquissa un sourire mystérieux.
— Tu ne comprendrais pas…
Il approcha son visage de l’oreille de David.
— C’est la magie, mon frère blanc, confia-t-il, narquois, la magie des Peaux-Rouges !
Il plissa les yeux et choqua son verre contre celui de David. Il lampa une gorgée de whiskey. Habitué à l’ironie bien particulière de Big Dream, David fit de même, puis les resservit.
— Où est-elle, maintenant ? demanda l’Indien.
— Partie avec Trisha.
— Dans sa famille ?
David hocha la tête. Il n’aimait pas mentir, surtout à Big Dream qu’il considérait comme un de leurs amis les plus proches. Il changea de sujet.
— J’avais parié, dit-il, qu’il se passerait au moins deux jours avant que ta fierté d’Indien te permette de faire les premiers pas…
Big Dream haussa les épaules. -Ma fierté d’Indien !… J’ai eu un comportement de vieil imbécile incapable de se contrôler ! Il glissa à David un regard en biais.
— Tu es sûr qu’elle ne m’en veut pas ?
David fut ému par l’inquiétude qui pointait dans la voix de Big Dream.
— Disons que le temps arrangera les choses, dit-il avec un sourire.
Il lui posa amicalement la main sur le bras.
— Elle se fait exactement les mêmes reproches que tu t’adresses. Elle est mortifiée de t’avoir manqué de respect…
Il conclut, amusé :
— Ça, on peut dire que vous avez le même caractère, tous les deux !
Big Dream dissimula un sourire attendri dans son verre.
— Elle le tient aussi de sa mère… David acquiesça.
Derrière son piano, Ray prenait de plus en plus de liberté avec le thème de Goodbye, Little Darlin’. Il se lança dans une brillante improvisation saluée par les sifflets enthousiastes et les bravos des consommateurs qui étaient venus se grouper autour du piano.
David et Big Dream joignirent leurs applaudissements à ceux des touristes.
— C’est un sacré bon musicien, dit David. Big Dream opina.
— Ouais. C’est vrai qu’il a accompagné Frank Sinatra à Las Vegas ?
David haussa les épaules.
— C’est ce que l’on dit. Je ne suis pas allé vérifier. En tout cas, c’est un sacré bon musicien.
Big Dream lui jeta un regard aigu.
— C’est drôle, vous autres, les Anglos, n’aimez pas fouiller dans votre passé. Cela vous fait peur ?
David eut une grimace.
— Peut-être un peu… Si nos ancêtres ont quitté l’Europe, ils avaient de bonnes raisons… Des raisons qui ne nous regardent pas. Il vaut mieux ne pas trop creuser. On risque de tomber sur un truand, une prostituée ou un bagnard…
Big Dream hocha la tête, rigolard.
— Tu préfères garder l’image de l’émigrant pauvre, sa Bible dans la poche et son fusil à l’épaule, qui marche à côté du chariot bâché où est empilée sa petite famille, à moins que ne tu préfères le pèlerin austère arrivé à bord du Mayflower ?
— Tu ne vas pas recommencer !… Il faut que je te dise qu’en Amérique, les Indiens sont les seuls vrais aristocrates et qu’ils devraient diriger ce pays qui est le leur ? Eh bien, je te le dis… Tu es content ?
Ce genre de joutes était fréquent entre les deux hommes. David connaissait le côté joyeusement provocateur de Big Dream et lui-même aimait se prêter à son jeu.
Big Dream termina le contenu de son verre qu’il reposa. Il eut son rire silencieux.
— C’est bien, mon frère blanc n’a pas la langue fourchue. Il a gagné le droit de me verser un autre verre d’eau-de-feu !
Ils échangèrent un même sourire. David emplit leurs verres.
— Je te signale, lâcha-t-il avec désinvolture, que nous avons pris de grandes décisions vous concernant, toi et ta fille !
Big Dream lui jeta un regard intrigué. David se pencha vers lui.
— Pendant que Sarah sera auprès de Trisha, toi, tu resteras ici avec moi. C’est la manière la plus simple de vous avoir à l’œil tous les deux. Comme cela, vous aurez le temps d’oublier vos griefs respectifs et, dans trois semaines, vous vous retrouverez pour faire la paix !
Big Dream s’étrangla dans son verre.
— Mais tu es fou ! Tu m’imagines en train de passer toutes mes soirées dans ton bar, sans rien d’autre à faire que d’être assis face à une bouteille… C’est la cirrhose assurée !
David eut un geste apaisant.
— Pas question que tu picoles à l’œil. Tu seras chargé d’une fonction précise au sein de notre communauté.
Big Dream le scruta, sourcils froncés.
— Et qu’est-ce que j’occuperai comme fonction précise au sein de votre communauté, comme tu dis ?
En guise de réponse, David but une lente gorgée, reposa son verre et adressa à son vis-à-vis un sourire énigmatique.
Big Dream poussa un soupir agacé.
— Vas-tu t’expliquer, à la fin ? Charitable, David mit fin au suspense :
— C’est très simple : tu vas jouer l’Indien !
Piqué au vif, Big Dream lui jeta un regard sombre, puis il haussa les épaules.
— Il y a des moments où j’ai du mal à comprendre l’humour des hommes blancs, lâcha-t-il.
— Je n’ai jamais été plus sérieux, répondit David.
Il lui désigna les touristes assemblés autour de Ray qui leur faisait reprendre en chœur le refrain de Streets Of Laredo.
— Regarde-les. Ils ont traversé l’Amérique pour s’immerger dans le folklore de notre bon vieil Ouest ! Depuis des dizaines d’années, personne ne parle plus du Far West. Les cow-boys et les Indiens de nos cours de récré ont été remplacés par des consoles vidéo… Imagine le bonheur de ces gens s’ils avaient l’opportunité de s’entretenir avec un véritable Indien, de lui poser des questions sur les traditions de son peuple et de rapporter dans l’Est des photos souvenirs dédicacées de sa main.
Big Dream garda un silence. Il lui jeta un regard par en dessous.
— Sarah est au courant de ce projet ? David acquiesça.
— Bien sûr. Je crois même que l’idée vient d’elle, car elle a dit que tu étais un conteur de grand talent et qu’il était bien dommage de ne pas mettre ce don davantage en valeur…
Une étincelle de fierté luit dans l’œil de Big Dream.
— Elle a dit cela ? David confirma :
— Elle a dit cela.
Big Dream plissa les yeux, ce qui était chez lui le signe d’une intense réflexion. Il scruta les consommateurs accoudés au bar, puis le groupe autour du piano. Il liquida son verre d’une gorgée et se tourna vers David qui l’observait d’un œil attentif.
— Je pourrais leur dire tout ce que je pense, à tes clients ?
— Absolument !
— Même si ce n’est pas très flatteur pour les Visages pâles ?
David acquiesça avec un sourire entendu :
— Même si ce sont des vérités qui perturbent la bonne conscience des fiers Yankees !
Big Dream sembla satisfait de ce contrat moral. Soudain, il parut soucieux.
— Il faut que je repasse chez moi chercher quelques vêtements indiens.
— Pas question ! rétorqua David. J’ai juré à ta fille que tu ne quitterais pas Esmeralda. Nous avons tout ce qu’il te faut sur place. Demain matin, on s’occupera de ton costume de scène !
Big Dream hocha la tête. Au regard malicieux qu’il promenait sur les clients du Golden Nugget, David comprit que son vieil ami était déjà en train de répéter dans sa tête les vérités qu’il allait envoyer aux Anglos…